Atelier d’écriture de critiques cinématographiques

Depuis plusieurs années, dans le cadre du Festival International du Film d’Histoire de Pessac la DAAC organise un Atelier d’écriture de critiques cinématographiques.

Lors de la 32e édition du festival du 14 au 21 novembre 2022, sept élèves de quatre lycées de la Métropole de Bordeaux ont endossé le rôle de journalistes en herbe sur le thème de cette année « Masculin, féminin, une drôle d’histoire ».

« L’Atelier Critique » est encadré par Jean-François Cazeaux et Mateusz Panko professeurs de philosophie, membres du groupe pédagogique du FIFH et auteurs de Ciné-Dossiers pour le festival de Pessac.  (Mateusz Panko est professeur relai en charge du Cinéma et de l’Audiovisuel à la DAAC).

Disposant d’une accréditation offerte par le festival, les élèves ont pu assister à de nombreuses projections de films de fiction et documentaires dont ils ont rédigé des critiques. Celles-ci, revues et corrigées par Marin Gérard, scénariste, réalisateur et critique cinématographique diplômé de la Fémis, ont été affichées à l’entrée du Cinéma Jean Eustache qui accueille le festival et publiées sur les réseaux sociaux et le site web du FIFH.

Voir la présentation de l’atelier sur le site du festival :https://www.cinema-histoire-pessac.com/scolaire

Les élèves ont ainsi développé leurs compétences rédactionnelles spécifiques à l’écriture de critiques, mais aussi vécu une belle aventure cinématographique et humaine.

Vous pouvez lire l’ensemble des critiques rédigées pendant la semaine du festival ci-dessous.

Bonne lecture à toutes et à tous !

SOMMAIRE

“Annie Colère” réalisé par Blandine Lenoir Critique de Anouk GASCHETDEYMIER - Lycée François Magendie, Bordeaux

Une colère optimiste Critique de Solène Darthenucq - Lycée Pape Clément, Pessac

Annie Colère de Blandine Lenoir, avec Laure Calamy Critique de Camille Corbin- Terminale au Lycée Montesquieu, Bordeaux

Annie Colère de Blandine Lenoir (France, 2022) - Annie Espoir Critique de Zélie Dewaele - Lycée Fernand Daguin, Mérignac

La femme de Tchaïkovski - Ballet Froid Critique de Johane Hulin

La femme de Tchaïkovsky- Beauté délétère Critique de Zélie Dewaele - Lycée Fernand Daguin, Mérignac

Metronom d’Alexandru Belc (2022) Critique de Camille Corbin - Lycée Montesquieu, Bordeaux

La conférence, Ping-pong de caméras Critique de Johane Hulin

Chili 1976 de Manuela Martelli Critique de Léa Paolillo - Lycée François Magendie, Bordeaux

Godland de Hlynur Palmason, avec Elliott Crosset Hove Critique de Martin Pallegoix - Lycée Fernand Daguin, Mérignac

Les tirailleurs de Mathieu Vadepied, avec Omar Sy Critique de Martin Pallegoix - Lycée Fernand Daguin, Mérignac

L’iran, au coin ! Critique de Solène Darthenucq - Lycée Pape Clément, Pessac

Nos colères Critique de Solène Darthenucq - Lycée Pape Clément, Pessac

Une femme, les hommes Critique de Solène Darthenucq - Lycée Pape Clément, Pessac

 

 

“Annie Colère” réalisé par Blandine Lenoir Critique de Anouk GASCHET–DEYMIER

“Belle-Annie”

Sous la forme du roman d’apprentissage, Annie Colère évoque de manière passionnante et émouvante au travers de décors et de costumes réfléchis un thème qui demeure malheureusement source de débats dans nos sociétés : l’avortement.

Tout commence lors d’une rencontre appréhendée par le personnage, qui suite à la découverte d’une méthode médicale révolutionnaire s’engage dans un véritable combat en faveur de la légalisation de l’avortement qu’elle mènera à travers l’ association d’ une force de caractère et d’une grande sensibilité incarnées par Laure Calamy tout au long du récit.

Blandine Lenoir illustre l’émancipation sociale de la protagoniste au travers de scènes qui se répètent et se répondent. Annie est à vélo sur une route en bordure de forêt au cours d’une nuit ; une voiture derrière elle klaxonne en lui indiquant agressivement qu’elle souhaite la doubler. Dans la première occurrence de cette scène, la protagoniste se décale prise au dépourvu et s’excuse. Nous constatons une situation de panique psychologique du personnage qui ne sait pas où se mettre. La seconde fois, une scène similaire se produit mais la réaction d’Annie est différente : elle est plus confiante, reste sur la route, son regard traduit une forme d’assurance, comme si par ce geste elle affirmait à l’automobiliste le mépris qu’elle éprouve envers son agressivité.

La réalisatrice use par ailleurs de nombreux symboles physiques afin de renforcer l’aspect évolutif du personnage. Annie porte au départ des cheveux noués en queue de cheval qui au fur et à mesure du film finissent par être complètement détachés. Le personnage s’affirme enfin face à son mari et plus généralement face aux préjugés qui dominent cette époque.

L’idée d’une libération féminine dans une société patriarcale émerge alors, teintée d’une note d’espoir.

Le sexisme des années 1970 dénoncé avec une tonalité souvent humoristique permet d’aborder ces thématiques d’un regard satirique et léger typique de la comédie. Citons par exemple le mari d’Annie qui de sa profonde générosité offre en cadeau une cafetière à sa femme… Encore une fois, un rappel pertinent de l’évolution des personnages est mis en place par la réalisatrice avec un véritable jeu de répliques qui s’installe : le « Tu me fais un café » du mari dans les premières séquences devient au fil de l’histoire un « Bon, je vais me faire un café ».

La bande sonore est capitale dans le film avec une présence fréquente de respirations et de souffles forts afin de traduire la souffrance à la fois physique et psychologique subie par ces femmes. Parallèlement, le sentiment d’angoisse présent lors des interventions est mis en contraste avec une atmosphère solidaire et chaleureuse caractérisée par un étalonnage de couleurs chaudes et des mélodies harmonieuses chantées par la douce voix de Monique qui permettent d’apaiser les personnages.

 Ce film fait écho à L’Événement d’Audrey Diwan à travers le sujet qu’il met en avant tout en conservant un aspect propre au roman initiatique (on pense notamment à Bel-Ami de Maupassant), ce qui lui confère une authenticité originale.

Anouk GASCHET–DEYMIER, Lycée François Magendie

UNE COLÈRE OPTIMISTE

De Blandine Lenoir (France, 2022) Avec Laure Calamy, Zita Hanrot, India Hair.

Une colère optimiste Critique de Solène Darthenucq

C’est avec grâce et douceur que le cheminement d’Annie (Laure Calamy), sur son vélo et dans sa lutte, accompagne le nôtre, doucement, subtilement, mais sûrement. Ce véhicule qui avait d’abord été considéré, par des hommes, comme un danger pour les organes reproducteurs féminins, devient dans le film un véritable carrosse dela progression militante d’Annie. Roulant d’abord timidement dans la nuit, menacée par les voitures aux klaxons agressifs qui lui rappellent sa vulnérabilité, le plaisir qu’Annie prend à enfourcher son vélo fleurit de scène en scène, comme pour marquer les étapes de sa lutte. Ouvrière et mère de famille, Annie découvre le Mouvement de Libération de l’Avortement et de la Contraception (MLAC) à l’aube de la loi Veil dans une France bouillonnante de révoltes sociales, féministes, héritière du militantisme soixante-huitard. Symbole de liberté, de mouvement (individuel, collectif, sociétal) ce vélo finit par rimer avec solidarité, lorsqu’Annie raccompagne chez elle une adolescente peu après l’avoir assistée dans son avortement.

L’exercice ambitieux de réaliser un film présentant la réalité parfois extrêmement brutale dans laquelle les femmes de cette époque évoluent est relevé par Blandine Lenoir avec brio. C’est dans une atmosphère chaleureuse, bercée par le ronronnement d’un feu de cheminée, colorée par les pulls “années 1970” et les tapisseries aux motifs chargés que ces pratiques abortives rudimentaires (et inventives, il faut le dire, grâce à la Méthode Karman qui ne nécessite pas d’anesthésie et que ces femmes appliquent à l’aide d’une pompe à vélo) semblent soudainement supportables, loin pourtant de minimiser leur dimension traumatique. L’intention du film n’est pas en premier lieu d’écœurer son public, mais bien de dépeindre la solidarité féminine que ce combat crucial de la légalisation de l’IVG a fait naître. Il s’agit des femmes, de leur unicité, de leur singularité, de leurs larmes, de leur courage, de leurs regards, de leurs mains, et non de ce qu’on leur fait subir – bien que ce ne soit pas négligeable. Blandine Lenoir nous invite à appréhender plusieurs bribes de sensibilités féminines au travers de gros plans sur des visages tantôt apeurés, souriants, confus. La bienveillance au travers de laquelle les mains jointes de ces femmes sont montrées à l’écran donne la sensation de nous être également adressée.

Contaminé.es par cet élan d’humanisme, on a presque envie de participer à ces étreintes. La force du film réside effectivement dans sa capacité à faire cohabiter la douceur qui lie les personnages et la brutalité des circonstances dans lesquelles ils se rassemblent. On ne montre jamais de sang à l’écran, ni de blessures ou de mutilations. C’est une façon de présenter les sphères militantes comme joviales et propices à l’apparition de sororités fortes et joyeuses, comme il est de plus en plus souvent question dans des fictions engagées. C’est notamment le cas dans les séries Sex Education et SKAM où apparaît une solidarité féminine dans le sillage d’agressions sexuelles. Annie Colère s’inscrit dans la continuité de ces séries pleines d’espoir qui donnent envie de s’engager.

Solène Darthenucq Lycée Pape Clément, Pessac

Annie Colère de Blandine Lenoir, avec Laure Calamy Critique de Camille Corbin

Annie s'émancipe

Dans Annie Colère, Blandine Lenoir filme l'apprentissage d'une femme qui se découvre un engagement politique lorsqu'elle entre en contact avec des militantes du Mouvement pour la Liberté de l'Avortement et de la Contraception (MLAC), un an avant la loi Veil. Cet apprentissage passe par la connaissance qu'elle acquiert d'elle-même, de son propre corps et de ses convictions. Ces découvertes, parce qu'elles lui donnent de la puissance, la transforment et la libèrent : à mesure qu'elle s'implique dans le mouvement, Annie montre plus d'assurance, sa voix se fait plus forte, elle détache ses cheveux et délaisse ses jupes pour des pantalons. Dans Annie Colère, le savoir, qui passe par l'éducation, permet l'émancipation. C'est d'ailleurs précisément une librairie qui fait office d'antenne du MLAC. Le savoir devient en effet une arme politique et se partage entre les générations, les classes sociales et les sexes pour permettre un bouleversement social qui a lieu à la fois au sein du ménage d'Annie, dans son travail à l'usine et dans l'espace public. L'image du vélo d'Annie qui avance, d'abord dans la nuit puis à la lumière du jour peut être vue comme une métaphore de cet élan vers le progrès que suggère le film. Par ailleurs, l'action se déroule à la campagne et les avancées politiques parviennent alors par le truchement de la télévision et des journaux. Cet éloignement géographique illustre la fracture entre pouvoir politique et initiative locale.

Bien que soucieuse de rendre compte de la lutte politique du MLAC des années 1970, la cinéaste cherche avant tout à en saisir la dimension humaine et sensible. Au début du film, des scènes éprouvantes sollicitent immédiatement l'empathie. C'est le cas de la scène du premier avortement, où l'on ressent une douleur presque physique grâce à une mise en scène expressive qui s'appuie sur des gros plans et un jeu sur les regards. La scène, sans ellipse, est pénible, et on se raccroche alors, comme Annie, au chant réconfortant de son amie, souffle de vie et de douceur par lequel elle surmonte la peur.

Tout en affichant dans ce film son engagement féministe, Blandine Lenoir adopte une approche nuancée, en rendant aussi compte des tensions et débats éthiques et politiques qui ont lieu au MLAC et qui suscitent une réflexion sur le mouvement politique et sur son héritage. En célébrant la force de l'action collective et de la mobilisation politique, source de joie, nouvel espace de liberté et d'expression qui relie les individus, Annie Colère porte en lui l'espoir d'une poursuite par les générations futures de la lutte pour l'émancipation des femmes.

Camille Corbin, en Terminale au Lycée Montesquieu (33000)

Annie Colère De Blandine Lenoir (France, 2022) Avec Laura Calamy, Zita Hanrot, India Hair, Rosemary Standley

Annie Espoir Critique de Zélie Dewaele

Un an après la sortie de L’événement d’Audrey Diwan, c’est au tour de Blandine Lenoir de partager sa vision de ce sujet qui fait malheureusement toujours débat : l’avortement. Dans la France de 1974, Annie (Laure Calamy), mère de famille, demande l’aide d’une branche du MLAC pour mettre fin à sa grossesse non désirée et décide ensuite de prêter main forte au mouvement.

Le titre est trompeur : il présente l’héroïne comme un volcan prêt à exploser. Annie est en colère, certes, mais cette colère n’éclate jamais. Elle est sublimée, elle devient une énergie, un enthousiasme intarissable qui pousse Annie toujours plus en avant.

Il y a quelque chose de véritablement organique dans ce film. Blandine Lenoir filme au plus près des corps et des visages comme pour aller capturer les émotions des personnages. Cette proximité, loin d’être intrusive ou voyeuriste, invite à l’empathie. On s’attache à ces femmes toutes plus brisées les unes que les autres, touchantes dans leur spontanéité. La petite librairie où se tient la permanence du MLAC prend vite des allures de ruche, bourdonnante des rires et des pleurs des militantes, mais surtout remplie d’espoir.

Annie Colère est un film sur la transmission et ce sur plusieurs niveaux. Grâce au MLAC, Annie apprend à s’émanciper du contrôle des hommes, à connaître son corps et à revendiquer ses droits. Elle encourage sa fille Caroline à ne pas avoir honte de son corps, tandis qu’elle sert de figure maternelle à Chantal, jeune fille de dix-sept ans venant demander l’aide du MLAC pour se faire avorter. Blandine Lenoir met en parallèle les trajectoires de Caroline et Chantal, personnages qui ne se rencontrent jamais mais qui vont toutes deux grandir grâce à Annie. C’est d’ailleurs en s’occupant de Chantal qu’Annie va se rendre compte que sa propre fille a grandi, témoignant de toute la finesse du regard que la réalisatrice porte sur la maternité.

L’évolution d’Annie a quelque chose d’impressionnant. Telle une chenille timide, elle va peu à peu tisser le cocon qui lui permettra de se transformer en magnifique papillon, puis de prendre son envol. C’est à travers une longue séquence, touchante dans sa justesse, que l’avortement d’Annie est montré en temps réel, seul moment du film révélant l’opération dans son entièreté. D’autres scènes d’avortement suivront, comme en écho à la première, mais ces fois-là Annie aura changé de place : elle ne sera plus la patiente terrorisée, mais la bénévole qui rassure. Annie reçoit beaucoup de tendresse et la redonne toujours, comme elle le fait en aidant Monique, qui chantait pour la rassurer lors de son avortement, à échapper à son mari violent. Ici le militantisme passe par le partage et c’est cette sororité qui se trouve au cœur du film.

Annie finit par prendre sa vie en main en partant faire des études de médecine. Blouse blanche sur le dos et cahier en main, elle avance d’un pas assuré, en quête de liberté. La dernière image, un plan d’ensemble des apprenties infirmières, permet de généraliser le propos en faisant du combat d’Annie en lutte collective pour l’égalité et le respect. Le chemin est encore long.

Zélie Dewaele Lycée Fernand Daguin, Mérignac

La femme de Tchaïkovski De Kirill Serebrennikov (Russie, 2022) Avec Odin Lund Biron, Alyona Mikhailova

Ballet Froid Critique de Johane Hulin

Tout autant que les images, c’est la musique qui nous transporte dans cet univers d’amour malsain. La bande-son, bouleversante, nous emporte à la fin XIXe siècle, à l’époque du compositeur Tchaïkovski. Le réalisateur, Kirill Serebrennikov, a réussi à créer un parfait alliage entre son et image : sans être omniprésente, la musique joue avec les sentiments du spectateur, amplifiant ce qui est né à partir des images. Par exemple, lorsque Antonina Tchaïkovski se retrouve à la gare, seule, éperdue et que l’on éprouve de la pitié pour elle, la musique s’insinue subtilement pour venir bercer, cajoler cette compassion. Cet alliage forme comme un ballet qui semble morbide et maladif. C’est une chorégraphie cinématographique orchestrée par la mise en scène, entre sons et images : la prière régulière de la femme au son des cloches, la coordination des hommes lorsqu’ils soulèvent le piano, puis leur arrêt lorsque Antonina accourt pour rejouer une seule et même note : tout semble s’accorder pour créer une danse mélancolique, marquée par une certaine obsession. En proposant de nombreux plan-séquences, le réalisateur semble même faire participer la caméra à ce bal dansant. Mais dans cet univers de coordination et de groupe, se distingue très nettement un solo : celui de Madame Tchaïkovski. Par son visage livide, alors qu’elle est seule, arrêtée au milieu d’une foule mouvante et noire, par sa robe rouge au milieu de personnages en tenue sombre, l’auteur démarque Antonina du reste du monde, afin de mieux illustrer sa différence, et de la placer au centre du film. Serebrennikov montre la personnalité de cette femme tourmentée à l’aide de métaphores visuelles : la mouche, par exemple, qui revient fréquemment déranger les personnages et le spectateur, matérialise cette obsession. Par ailleurs l’évocation régulière de la misère, dans les bas-fonds de Saint-Petersbourg, renvoie à celle de l’âme d’Antonina Tchaïkovski, prisonnière de sa passion triste. Ainsi, en mêlant poésie et beauté avec le désagréable, l’auteur fait éprouver un mélange de pitié et d’agacement pour cette femme tourmentée obsédée par son mari indifférent. Les images aux teintes blafardes qui rappellent celles d’un hôpital sordide accentuent encore ce sentiment de tristesse et de solitude. Ainsi, ce film de Kirill Serebrennikov est une véritable poésie froide, un ballet sinistre qui joue avec nos émotions.

 Johane Hulin

La femme de Tchaïkovsky De Kirill Serebrenikov (Russie, 2022) Avec Alyona Mikaihlova, Odin Lund Biron, Ekaterina Ermishina

Beauté délétère Critique de Zélie Dewaele

 C’est souvent comme ça avec les génies : on croit les connaître mais en réalité on ne sait rien d’eux. Qui savait, par exemple, que le grand Tchaïkovski était homosexuel ? C’est pourtant tout l’enjeu du nouveau film de Kirill Serebrenikov : parler du compositeur en le présentant sous un jour nouveau, à travers la descente aux enfers d’Antonina Miliukova, celle qui fut sa femme.

La première scène établit d’emblée une atmosphère poisseuse, oscillant entre grandiose et grotesque. Antonina se retrouve confrontée au cadavre de son mari, qui semble revenir d’entre les morts. « Je ne t’ai jamais aimée », lui dit-il. Le titre est ainsi teinté d’ironie, car le mariage des époux Tchaïkovski n’est qu’une mascarade, et l’obsession amoureuse d’Antonina pour son époux ne sera jamais partagée.

Serebrenikov brise tous les codes du cinéma conventionnel à l’aide d’une mise en scène magistrale qui reflète l’état psychique de sa personnage. Plus les espoirs de cette dernière se détériorent, plus le réalisateur joue avec le temps à travers de long plans séquences elliptiques et des scènes d’un surréalisme cauchemardesque. Le choix d’une colorimétrie contrastée, évoluant au fil des scènes, accentue le contraste entre le monde fantasmé par Antonina, très coloré, et la grisaille de la brusque réalité. Cet onirisme toxique atteint son apogée dans la séquence finale.

Antonina se met à danser dans les ruines de son appartement, alors même qu’elle a tout perdu, dans un tragique bouquet final.

La femme de Tchaïkovski devient l’histoire de la désillusion d’une jeune fille qui, à force de vouloir voler trop haut, finit par perdre ses ailes. « En épousant le Soleil, on s’expose aux brûlures », souffle un personnage. Mais c’est aussi et surtout l’histoire d’une femme dont la perversion se répand comme un poison autour d’elle. Serebrenikov semble tendre son film comme un miroir, invitant le spectateur à s’interroger sur le reflet qu’il lui renvoie.

Zélie Dewaele Lycée Fernand Daguin, Mérignac

Metronom d’Alexandru Belc (2022) Critique de Camille Corbin

Jeunesse, ondes et liberté

Metronom fait le portrait d'une jeunesse roumaine en quête d'émancipation dans les années 1970 à travers le point de vue d'Ana, lycéenne de 17 ans.

Avec son regard voilé et son air absent et maussade, Ana incarne une génération désillusionnée et incomprise. Elle se raccroche à son poste de radio pour échapper au contrôle de ses parents et du régime, qui lui interdisent la plupart des distractions de son âge.

Les plans séquences tremblotants dès le début du film (caractéristiques du jeune cinéma roumain) s'étirent, et le temps se dilate, comme pour évoquer l'ennui et caractériser l'attente de la jeune génération.

Passer le bac, aller à l'université, voilà l'avenir que leur réservent les adultes, alors même qu’elle et ses amis rêvent d'une jeunesse à l’américaine telle qu'elle leur parvient par les ondes musicales de Radio Free Europe1.

L'espace d'une soirée, ils se retrouvent pour échapper à un quotidien gris et monotone et troquent leurs uniformes ternes pour des vêtements de fête. Dans un plan séquence de plusieurs minutes, les corps dansent dans le salon et se déchaînent sur fond de Light My Fire des Doors (que l'on entend dans son intégralité) diffusée par l'émission musicale clandestine Metronom. Ce feu, Ana l'a bien compris, est celui de l'amour et de la liberté, qu’exaltent alors le rock'n roll et le mouvement hippie aux Etats-Unis.

Alexandru Belc donne à voir dans Metronom une jeunesse qui revendique le droit de s'amuser et de profiter librement, une jeunesse qui supporte mal le cadre sévère imposé par le régime de Ceausescu. C'est d'ailleurs ce qui transparaît dans la lettre clandestine qu'ils destinent à l'animateur de l’émission, contraint à l'exil quelques années plus tôt.

Pourtant, cette défiance politique reste superficielle, se réduisant à quelques traits d’humour sur Ceausescu échangés dans la salle à manger. Car au-delà des dénonciations verbales et écrites (avec la lettre) du régime, dans les faits les jeunes restent passifs. Chacun remplira ainsi docilement sa déposition au poste de police et rentrera dans le rang, d’où le retour des uniformes à la fin du film. Les revendications et la résistance annoncée se perdent en effet dès qu'elles se heurtent à la réalité d'un régime violent et tyrannique.

Cette attitude paradoxale de la jeunesse dans le film se traduit dans l'interprétation que l'on peut faire de la résistance d'Ana face à la Securitate, notamment lorsqu'elle tient tête au policier au moment de la rédaction de sa déposition. Ce qui semble de premier abord être un geste de résistance politique n'est finalement que l'attitude désespérée d'une jeune fille figée par la peur de compromettre celui qu'elle aime.

La tragédie d'une jeunesse qui ne se rebelle pas

C'est ainsi avec justesse que Belc rend compte de la réalité tragique de l'apolitisme d'une génération qui, prise dans un carcan, figée par la peur de la répression, ne peut que finalement rester passive et attendre (des jours meilleurs), ne peut faire autrement que tenter de se dégager tant bien que mal un espace de liberté, à travers l'amour et la musique.

Metronom montre une jeunesse sous calmants, paralysée par un gouvernement manipulateur et oppressif. C'est en ce sens que la scène dans la voiture de police est évocatrice : les corps sont ballottés dans une sorte de chorégraphie, tels des marionnettes aux mains du régime. Résister, c'est risquer la violence et la prison, comme on peut le voir dans une scène marquante et soudaine du film dans laquelle un policier frappe brutalement un jeune avec un boîtier de téléphone.

L'amour d'Ana pour Sorin se comprend donc comme une ultime échappatoire à l'oppression, une dernière marque de liberté individuelle qui s'exprime et s'élève au-dessus de la morale comme rempart contre le régime.

Ainsi, Metronom, par la réalité tragique de son récit, revendique le droit à la liberté d'une jeunesse dissidente et idéaliste mais qui se retrouve enfermée, réduite au silence et à l'inaction par un système violent et conformiste.

 1 Radio émettant depuis les Etats-Unis à l'époque dans les pays du bloc soviétique afin de combattre les régimes communistes et diffuser le modèle américain.

Camille Corbin, Lycée Montesquieu à Bordeaux

La conférence de Matti Geschenneck (Allemagne, 2022) avec Philipp Hochmair, Johannes Allmayer, Maximilien Brückner

Ping-pong de caméras Critique de Johane Hulin

Alors que tout se déroule en huis clos, le film n’est jamais ennuyeux. En 1942, des hauts gradés du gouvernement d’Hitler se réunissent à Wannsee, pour décider de la solution finale. Matti Geschenneck, le réalisateur, choisit une mise en scène où les caméras semblent être comme une balle de ping-pong : nous alternons entre le visage de chaque personnage, apparaissant dans le champ l’un après l’autre, selon celui qui parle. Ce jeu de caméra apporte le dynamisme nécessaire à une séance durant laquelle personne ne bouge. Pièce fermée, cadrage des visages en plan rapproché, un sentiment d’oppression se fait sentir. Lorsque les nazis sont enfermés dans la salle, ils ne sont jamais montrés autrement que de face. Le réalisateur arrive ainsi à illustrer le thème de son film : l’oppression exercée lors de la Seconde Guerre mondiale. Quand Heydrich fait une annonce importante, la caméra arrête son ping-pong et montre une salle silencieuse. Il semble alors que la salle entière - tout autant celle de la conférence que celle du cinéma - retient son souffle. Ce dernier s’accorde avec la caméra : la tension ne se relâche que lors des pauses de la conférence, quand la cadence des cadrages ralentie. C’est aussi les rares fois où nous pouvons observer les personnages de dos, parfois depuis un plan en plongé. Puis, le rythme effréné du débat reprend, celui des caméras suivant toujours. En se focalisant, avant que la conférence ne commence, sur la préparation des places (la disposition des cahiers de note, des crayons, des noms...), l’auteur illustre l’ordre qui règne tout au long de la réunion, et celui qui régnera lors de l’application de la solution finale. Chacun a sa place, chacun a son rôle à jouer dans cette mécanique. Le cinéaste a trouvé une complémentarité entre la mise en scène, vive et dynamique, et le récit, calme et immobile.

Johane Hulin

Chili 1976 de Manuela Martelli Critique de Léa Paolillo

Carmen, ou la Cléopâtre chilienne

Feindre l’indifférence, faire profil bas, tandis que, devant nos yeux, une femme se fait enlever en pleine rue. Voilà le comportement attendu des chiliens, et bien sûr des chiliennes dans les années 1970. Tout comme les chaussures qui doivent être laissées sur le seuil d’entrée de la maison,la désobéissance politique n'est pas la bienvenue au sein de la famille bourgeoise chilienne au cœur de Chili 1976. Toutefois, au cours du film, une forme d’opposition parvient à émerger, laissant derrière elle une tache (rose) sur le tableau de la famille à première vue harmonieuse que filme Manuela Martelli.

C’est ainsi la question de la femme, maîtresse de ses actions et de son pouvoir, est avancée de façon minutieuse, presque humblement, notamment avec le jeu très sobre d’Aline Küppenheim (Carmen). En effet, Chili 1976 documente sensiblement la prise de conscience de cette femme issue d’un milieu peu touché par la peur et la défiance face au régime dictatorial du général Pinochet. Carmen s'écarte du modèle de vie imposé aux femmes de son milieu, élégantes, dociles, discrètes, et s'émancipe en décidant d’apporter son aide à un jeune révolutionnaire, opposé au régime. Au sein de cet environnement, au premier abord stable et tranquille, le déséquilibre vient délicatement se poser, laissant de subtiles fissures à travers lesquelles se glisse le présage d’un danger imminent (un téléphone qui grésille, un trou dans une chaussure, un corps sur la plage). C’est dans un rythme pesant, haletant, caractérisé par l'étirement du temps dans les scènes, au travers de longs plans, que Manuela Martelli dévoile graduellement une atmosphère inquiétante, accentuée par une bande originale électronique déconcertante.

La paranoïa s’immisce progressivement dans l’esprit de Carmen, caractérisant bien ces années chiliennes asphyxiantes. Le son du film traduit cette anxiété avec les bribes de conversations étouffées en fond (les hommes du restaurant, les ouvriers), le bruit de la mer agitée ainsi que les cris des enfants. Ce thriller plein de tension parvient à plonger le spectateur dans l’attente d’un éventuel drame. Il se retrouve pris dans l'appréhension, embarqué sur un bateau au milieu de la mer agitée par le subtil chaos mis en place par la réalisatrice. Avec habilité et simplicité, la cinéaste joue avec le hors-champ et suggère la violence des paysages et des scènes de répression, sans doute déchirantes. De ces massacres dissimulés par la caméra, se dégage alors un effet de mystère, comme un secret connu de tous, restant pourtant imprononçable. Carmen est appelée Cléopâtre, nom de code qui lui est attribué contre son gré, mais qui n’est pas anodin. Reine d’Egypte, elle était une souveraine réputée pour son élégance et sa beauté, mais aussi réduite au stéréotype de la femme manipulatrice et dangereuse, car trop impliquée politiquement. Martelli amène donc agilement et opportunément ce parallèle à la femme libre que Carmen devient. Lorsque Carmen se réfugie momentanément dans un bar d’un quartier populaire, les hommes présents la dévorent du regard. Mais une petite conversation où elle laisse entrevoir son intérêt politique suffit à susciter la peur, et à la dépeindre comme étant une menace. Par conséquent, derrière cette douceur féminine, se dissimule la face épineuse de Carmen, à la recherche du goût de la délivrance. Toute la sensibilité et la puissance de Chili 1976 réside ainsi dans l’image d’une femme libérée et indépendante, en directe opposition au contexte restrictif et oppresseur de l’époque.

Léa Paolillo, lycée François Magendie

Godland de Hlynur Palmason, avec Elliott Crosset Hove Critique de Martin Pallegoix

L’île du changement

Après un long voyage en bateau, Lucas (Elliott Crosset Hove) prêtre, a pour mission de construire une église en Islande. Hlynur Palmason nous embarque dans un film souvent muet, dans lequel les paysages semblent parler : la nature s’exprime et les hommes survivent. Dans cette nature impitoyable, c’est une descente aux enfers qui s’amorce pour le prêtre, sa foi va être mise à rude épreuve, avec différents points de rupture. Après la mort de son ami interprète, il se retrouve seul avec des gens qu’il méprise et qui le méprisent. Ragnar, un de de ses principaux camarades de route, a un rapport beaucoup plus fort à la nature que Lucas, une véritable opposition se crée. Pour soulager le dos d'un cheval, il est prêt à couper la croix en bois de Dieu que transporte le prêtre, tandis que Lucas le prend parfois de haut, faisant semblant de ne pas comprendre la langue à cause de son accent. Des scènes de conflit apparaissent entre les deux personnages, ils sont comparés à des coqs, jusqu’à leur bataille finale, où ils se transforment en de véritables prédateurs. La mort du cheval de Lucas l’impacte plus que la mort de son ami, les animaux ont donc une place véritablement importante dans le film. Lucas renonce progressivement à son rôle de prêtre, en oubliant ses valeurs, ses principes. Les quatre éléments jouent le rôle de transition, dès qu’il tombe dans la terre il devient un autre homme. Le plus gros changement dans sa personnalité étant avec le feu, au travers de plans de lave pendant deux minutes. Le confessionnal n’est plus un lieu d'écoute mais de violence, il prend la fuite à la fin du film, mais se fait rattraper par Dieu et celui-ci le punit. Les plans-séquences et travellings impressionnants annoncent souvent un nouveau chapitre dans l’histoire, ils sont lents et souvent sans dialogue. Les sons naturels sont très présents, mais aussi les sons organiques, en passant par l’eau frappant la pierre et les organes sortant d’un mouton éventré. Les scènes de putréfaction par lesquelles le film se referme sont terriblement efficaces. D’un plan à l’autre, les saisons s’écoulent sur des cadavres qui se fondent dans le paysage. La mise en scène, très forte, constitue ainsi le cœur du film, plus que le jeu des acteurs. Ce film expose deux visions du monde qui vont devoir se confronter : la religion et la nature.

Martin Pallegoix, Lycée Fernand Daguin

Les tirailleurs de Mathieu Vadepied, avec Omar Sy Critique de Martin Pallegoix

 Un tir raté

Embrigadés dans la bataille de Verdun, Bakary (Omar Sy) et Thierno (Alassane Diong) se retrouvent face à leurs destins dans les tranchées françaises. L’immersion est totale : Omar Sy, parlant sa langue maternelle, met en lumière grâce à sa notoriété les tirailleurs sénégalais (un terme d’ailleurs générique car ils ne venaient pas tous du pays), trop souvent oubliés dans l’histoire. La réalité de la vie de ces soldats est parfaitement retranscrite à l’écran, comme leurs déchirements (certains en viennent aux mains pour récupérer de l’argent pour échapper au front). Le front qui est d’ailleurs bien représenté, avec les tranchées boueuses, encombrées par les corps des soldats tombés avant eux. Bien que convaincant par son visuel, l’ambiance sonore hésitante fait perdre en crédibilité au film.

Malheureusement, et c’est bien le seul point où Tirailleurs diverge de d’autres films du même thème, l’histoire est plutôt plate, on devine assez facilement la suite du récit. Certaines scènes s’étalent mal dans le temps, sans trop de maîtrise : le film passe parfois trop de temps sur des intrigues inintéressantes tout en allant trop vite sur de bonnes idées. En jouant la carte de l’émotion plus que du réalisme, le réalisateur rate son tir : on s'approche davantage du mélodrame que du véritable film de guerre, on s’éloigne peu à peu du côté politique également. Le développement des personnages, bien que prévisible, est pourtant efficace : le lieutenant Chambreau joue le rôle de point de rupture entre les deux personnages principaux. Alors que le fils se rapproche de lui, il s’éloigne de son père. Le plus jeune s'émancipe dans la guerre, le père lui, essaye par tous les moyens de fuir cette horreur. Même si l’image du “papa poule” persiste, elle est camouflée par l’excellent jeu d’Omar Sy. Le soldat inconnu est une bonne idée pour conclure le film, avec cette voix qui erre sur le champ de bataille. Plus le film avance, moins le réalisme de la guerre se ressent, pour finalement s’émouvoir sur une histoire moyenne, ce qui le rend très moyen dans son genre.

Martin Pallegoix, Lycée Fernand Daguin

l’Iran, au coin !De Jafar Panahi (Iran, 2000) Avec Nargess Mamizadeh, Elham Saboktakin et Solmaz Panahi.

L’iran, au coin ! Critique de Solène Darthenucq

Les cris de souffrance interminables sur lesquels Le Cercle s’ouvre anoncent la couleur. Ils s’inscriront dans la continuité de ceux que les six jeunes femmes au coeur du film ne pourront pas pousser. Jafar Panahi parvient à condenser ce qui semble être la journée ordinaire d’une femme iranniene, au gré d’habiles transitions entre différents fragments de quotidiens. La portée du film est d’autant plus forte que les personnages ne sont pas interprétés par des actrices professionnelles mais par des femmes qui jouent leur propre rôle. A la manière d’une course de relais, les protagonistes, fuyant la menace du gouvernement iranien, semblent se passer un témoin invisible sans jamais se toucher ni se parler.

Les longs plans séquences exempts de musique donnent au film une allure de documentaire. Les mouvement de caméra fluides facilitent ces passages de relais. La réalité des femmes en Iran est effectivement rapportée avec un réalisme qu’on regrette presque tant elle est affligeante. L’entrée en résonance de leurs histoires avec celle de Mahsa Amini est malheureusement évidente, malgré les vingts anées qui les séparent. L’universalité des témoignages des femmes est mise en valeur par leurs voiles noirs. Panahi n’hésite pas à tirer parti de leur uniformité en filmant des salles d’attentes et rues passantes remplies de femmes dont les voiles noirs pourraient être ceux de n’importe quelle femme, y compris d’une des six protagonistes. L’impuissance des femmes face au régime dans lequel elles évoluent se fait ressentir par les longues séquences de mutisme durant lesquelles Nargess Mamizadeh regarde autour d’elle, comme spectatrice d’un monde qui l’exclue. Les plans en plongée dans lesquels la caméra semble prendre la place de la figure de l’homme la surplombant, l’ancre dans un régime qui favorise sa petitesse. Son visage à la mine innocente est en effet vite rattrapé par les traces de ce qui semble être un oeil au beurre au noir, expression de la dichotomie entre la résilience de ces femmes et la constance de leur oppression. La mise en scène ingénieuse de Jafar Panahi fait résonner le premier plan avec le dernier. La boucle est bouclée, le cercle se ferme. Alors que le film s’ouvre dans un hôpital, il se clôture dans une cellule de prison remplie de femmes, dont les six que nous avons suivies. Enfermées dans ce modèle circulaire discriminatoire, qui anéantit leurs espoirs de se cacher dans ses recoins, ces femmes semblent fatiguées mais sont loin d’être prêtes à se soumettre.

Solène Darthenucq Lycée Pape Clément, Pessac

Nos colères De Rachid Bouchareb (France, 2022) Avec Reda Kateb, Lyna Khoudri et Raphael Personnaz.

Nos colères Critique de Solène Darthenucq

En s’ouvrant sur les images d’archives d’un JT de 1986, Rachid Bouchareb donne d’emblée à sa fiction une dimension intimidante. Entre discours politiques, images de manifestations mouvementées et interviews, le film jongle entre fiction et réalité. Les meurtres de Malik Oussekine (Ada Amara) et d’Abdel Benyahia (Lais Salameh) dans le contexte des manifestations étudiantes des années 1980 sont montrés au gré d’une mise en scène à l'allure neutre. Elle semble impartiale et prend la forme d’une invitation à tirer nos propres conclusions face à ce qui est raconté. Elle est cependant parsemée de plans en contre-plongée qui rappellent l’impuissance des personnages minuscules face aux institutions auxquelles ils sont confrontés, notamment lorsque le corps d’Abdel sort de l’ambulance pour entrer dans la morgue.

Il s’agit tout de même bien d’une critique agile de l’institution policière et du ministère de l’intérieur de Jacques Chirac. Articulée autour du deuil déchirant de deux familles, la réalisation de Bouchareb est efficace dans sa simplicité. Le film est en effet caractérisé par ses plans fixes et ses longs silences entrecoupés de répliques éparses. Les visages graves des personnages endeuillés suffisent pour transmettre leur indignation et leur profonde tristesse. L’atmosphère glaciale de l’hiver 1986 retranscrite par des plans larges donne la sensation d’évoluer dans un monde figé, froid, au ralenti, et pourtant étourdissant. Durant ces scènes presque mutiques, on observe les personnages attendre, regarder dans le vide, effleurer les objets que les défunts ont laissés derrière eux. C’est pourtant là que le choc, puis la peine et la colère des personnages sont les plus déchirantes. La sidération des familles entre en résonance avec les images d’archives bruyantes des manifestant·es qui se révoltent à leur place. L’expression du deuil passe par cette sobriété, qui traduit l'impuissance des personnages face à leurs adversaires. La réalisation propose une vision d’ensemble, comme un plan large de la société française à un instant donné, en incorporant la souffrance individuelle à une révolte collective à échelle nationale.

La distance instaurée par la réalisation froide est nuancée par l'intrusion de personnages purement fictifs (entre autres, l’inspecteur chargé des deux affaires interprété par Raphaël Personnaz et le gardien de la morgue Wabinlé Nabié). L’injustice est criante et s’illustre à tous les niveaux par des dichotomies révélatrices. Le scooter abimé du père d’Abdel (Samir Guesmi) qui peine à démarrer révèle la puissance des motos sur lesquelles les meurtiers de Malik circulent. Lui ne peut avancer, alors qu’eux ne font qu'accélérer. Quant à l’inspecteur, il se déplace seul, en scooter lui aussi. Dans le sillage de son véhicule, on semble distinguer une mise à l’écart volontaire de l’institution dont il s’efforce en vain de souligner les contradictions et la cruauté.

Au deuil s’ajoute alors la colère devant une police laxiste et corrompue. Les meurtres sont dédramatisés et niés avec une assurance déroutante, ce qui s’illustre lors de l’interrogatoire d’un accusé. Rendu interminable par l’utilisation d’un plan-séquence, on le voit regarder autour de lui, comme s’il ne comprenait pas ce qu’il fait là, comme s’il n’était pas coupable du meurtre d’un innocent. L’allocution du ministre de l’Intérieur de l’époque, Charles Pasqua, contribue à ce sentiment d'indignation, déjà alimenté par des images d’archives de violences policières - qu’on continue de qualifier de “bavures”, comme si elles étaient anecdotiques et non systémiques.

Solène Darthenucq Lycée Pape Clément, Pessac

Une femme, les hommes De Ida Lupino (États-Unis, 1950) Avec Mala Powers, Tod andrews et Robert Clarke.

Une femme, les hommes Critique de Solène Darthenucq

Le plan en plongée qui ouvre Outrage, filmant une femme courant dans une rue sur fond de musique épique, laisse à penser qu’il s’agit – pour la énième fois – d’un homme derrière la caméra : elle semble minuscule, seule et menacée par le noir de la nuit, n’inspirant rien d’autre que de la pitié. Pourtant c’est bien Ida Lupino qui est à la tête de ce second film hollywoodien à traiter de la question du viol post-Code Hays – après Johny Belinda, en 1948. C’est pour la réalisatrice l’occasion de traiter des conséquences psychologiques d’un viol sur la victime, une intention remarquable pour un film datant de 1950. La première partie du film est portée par une réalisation audacieuse permettant aux spectateur.ices de se mettre véritablement à la place d’Ann, la protagoniste incarnée par Mala Powers. Par exemple, l’absence de musique pendant l’interminable course-poursuite avec l’homme qui s’apprête à la violer donne une dimension grandement menaçante aux moindres bruits qu’on entend. La respiration paniquée de la femme qui fuit, parfaitement audible, nous immerge dans cette atmosphère traumatisante. Lupino met également en lumière, lors des premières scènes, la dimension dérangeante des compliments malvenus qui lui sont adressés par les hommes, en s’attardant sur leurs regards déplacés.

Malgré ce départ convaincant, le film prend rapidement une tournure décevante en abandonnant ces effets d’immersion fidèles à la réalité. C’est ainsi qu’un homme (joué par Tod Andrews) rencontre Ann, traumatisée à raison par ce qu’elle vient de vivre : incarnant tout ce que son ancien mari n’était pas, il se place en sauveur courageux, empathique et patient. Il est souvent filmé seul, comme pour exprimer sa mise à l’écart du reste d’une société patriarcale dont il semble se démarquer. Il décide de prendre Ann sous son aile et occupe ainsi, à nouveau, une position privilégiée de protecteur lorsqu’Ann est arrêtée par la police, après avoir frappé un homme à mort qui l’agressait une nouvelle fois. Comme s’il était le seul à pouvoir la comprendre, Tod pénètre dans la cellule dans laquelle elle est isolée pour la rassurer. elles sont alors filmé.es à travers les barreaux de la prison, un dispositif qui semble symboliser cette distance que seul Tod est capable d’affranchir.

Les rapports de domination entre les personnages s’expriment ainsi à travers divers procédés de mise en scène qui trahissent un certain male gaze, en écrasant systématiquement le personnage d’Ann face à Tod. Alors qu’Ann est assise, parfois à même le sol, il est debout, la surplombant, comme si elle était un objet fragile et vulnérable qu’il devait à tout prix protéger. Ce sont les hommes qui ont le pouvoir dans le film, ce sont eux qui donnent leur avis sur la situation d’Ann, sans pour autant qu’ils soient sollicités. À grands coups de dictons creux, semblant droits sortis de l’Évangile, Tod s’attèle à sauver cette femme qui devient de plus en plus soumise à lui. Cette dépendance est aussi affective, ce que la réalisatrice souligne en étoffant leurs interactions d’une musique sentimentale, présentant les hommes – et plus particulièrement Tod – comme le seul moyen pour Ann de se rétablir (elle-même dira « You understand everything, you understand me »). Quand les hommes de pouvoir la défendent comme si elle n’avait pas les capacités cérébrales pour le faire elle-même, la mise en scène souligne le courage et l'héroïsme de ces figures masculines, debout, parlant au nom d’Ann alors que la caméra s’attarde sur son regard impuissant. Loin de faire de la victime son sujet principal, le film semble malheureusement ne vanter que les innombrables qualités de Tod : Outrage met finalement en scène un prince charmant courageux, au lieu de s’intéresser à son véritable enjeu de départ, dans une perspective volontiers sexiste qui minimise le traumatisme du viol – pourtant immense – au profit d’une célébration de la domination masculine.

Solène Darthenucq Lycée Pape Clément, Pessac

 

 

Mise à jour : décembre 2022